L’échec récent de la COP 25 réunie en décembre 2019 à Madrid atteste aussi du blocage des perspectives au niveau mondial. Aussi face à cette impasse, d’autres propositions se font jour pour protéger les forêts, mais à une échelle locale et en utilisant la voie de l’acquisition foncière. C’est cette stratégie que le philosophe Baptiste Morizot – auteur des ouvrages Les Diplomates, Sur la piste animale et Manières d’être vivant – a choisi de défendre en août 2019 dans une tribune sur le site du Monde, intitulée « Si la propriété privée permet d’exploiter, pourquoi ne permettrait-elle pas de protéger ?1». Ce texte est la version condensée d’un article plus détaillé ( « Raviver les braises du vivant. En défense des foyers de libre évolution »2) disponible en libre accès. Cette intervention publique visait à soutenir le projet « Vercors Vie Sauvage3  » porté par l’ASPAS (Association pour la Protection des Animaux Sauvages) qui cherchait à rassembler 955 000 euros en financement participatif pour acquérir 500 hectares de forêt – formant auparavant un domaine privé de chasse – dans le but d’établir une « Réserve de vie sauvage », en libre évolution.

  • Baptiste Morizot explique de manière simple ce concept de « forêt en libre évolution » sur lequel repose le projet : il s’agit avant tout de « la laisser tranquille » :La restituer aux hêtres, sapins, cerfs, écureuils, aigles, mésanges, lichens… La laisser en libre évolution, c’est-à-dire laisser le milieu se développer selon ses lois intimes, sans y toucher. Laisser l’évolution et les dynamiques écologiques faire leur travail têtu et serein de résilience, de vivification, de création de formes de vie.
  • Le texte se réfère également à la question des Communs, mais d’une manière très différente de l’allusion au « bien commun » dans le discours d’Emmanuel Macron4 . Son propos consiste à suggérer la possibilité de « détourner » le droit de propriété privée pour en subvertir les finalités traditionnelles et les rediriger vers un objectif de protection de la forêt :
  • C’est [la propriété privée] que ces initiatives vont saisir et détourner en toute légalité : si elle permet d’exploiter, pourquoi ne permettrait-elle pas de protéger ? […] Le concept est paradoxal : détourner à plusieurs, dans une mobilisation citoyenne par le don, le droit exclusif de la propriété privée, non pas pour une jouissance personnelle, mais pour une radicale restitution aux autres formes de vie.
  • Et l’auteur fait ensuite le lien avec la question des Communs, en ajoutant que la forêt sera ainsi constituée en « un bien commun, commun aux humains et aux autres vivants, surtout en cette période de crise grave de la biodiversité ». Il s’agira néanmoins d’un Commun particulier donc, puisqu’élargi à l’ensemble des vivants, humains et non- humains :
  • Ce n’est donc pas une initiative pour la nature au détriment des humains, ni une action au bénéfice de la nature en tant qu’elle est utile aux humains : c’est une manière d’agir pour le bien de la communauté inséparable des vivants, dont les humains sont membres.
  • En s’exprimant de la sorte, Baptiste Morizot inscrit son propos dans un des débats les plus épineux qui traversent depuis longtemps la pensée des Communs : doit-on faire des Communs depuis et avec la propriété privée ou contre et sans elle ? La question divise encore les auteurs travaillant sur le sujet et elle oppose même en France deux écoles académiques rivales, qui s’affrontent sur ce point précis5.
  • Cette manière de présenter la propriété privée sous un jour favorable n’est d’ailleurs pas propre au projet « Vercors Vie Sauvage » et on la retrouve aujourd’hui portée par plusieurs mouvements sociaux, y compris chez que des courants que l’on attendrait pas forcément à cet endroit. C’est ainsi que sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes un projet de fonds de dotation, baptisé « La Terre en Commun6 » a vu le jour pour réunir les sommes nécessaires au rachat d’une partie des terrains de la zone à l’État, dans le but de sécuriser l’occupation et de préserver les activités collectives qui s’y trouvent encore. Cette initiative n’a cependant pas fait l’unanimité parmi les militants, comme en témoigne une tribune publiée sur le site Reporterre, intitulée «L’achat des Terres à l’État signe la mort politique de Notre-Dame-des-Landes7 ». Et c’est bien le recours à la propriété privée qui fait grincer des dents les auteurs de ce texte, accusant le projet de chercher à « convertir en propriété immobilière la notoriété exceptionnelle accumulée par la lutte pendant des années ».
  • (…) En réalité, ni le projet « Vercors Vie Sauvage », ni le fonds de dotation de la Zad n’ont recours à l’institution classique de la propriété, si l’on observe bien la manière dont ils vont s’organiser. Pour le montrer, il est utile de se référer à la notion de faisceau de droits (Bundle Of Rights) utilisée par Elinor Ostrom, lauréate en 2009 du prix Noble d’économie pour ses travaux sur la gouvernance des Communs9 . Elle est notamment connue pour avoir montré que, dans certaines conditions, les communautés d’humains sont capables de mettre en place par la délibération collective des règles de gestion de ressources partagées permettant d’éviter leur surexploitation, parfois de manière plus efficace et durable que ne pourraient le faire une autorité publique ou la libre concurrence.
  • Baptiste Morizot prévient lui-même qu’il ne s’agit pas avec le projet « Vercors Vie Sauvage » de faire un usage classique du droit de propriété privée :
  • Attention : il s’agit de désamorcer les risques que la propriété comporte. Il ne s’agit pas d’approprier des terres agricoles. Il ne s’agit pas non plus de « privatiser » ces forêts.
  • En effet, le système des « Réserves de Vie Sauvage », mis en place par l’association ASPAS, s’appuie sur une Charte établissant un certain nombre de principes de fonctionnement10. En vertu de son droit de propriétaire, l’association établit un règlement déterminant sur la zone les activités autorisées (promenades non- motorisées) ou interdites (chasse, pêche, cueillette, feux, etc.).

  • On apprend par ailleurs que l’association s’est en quelque sorte elle-même « liée les mains » de manière à ne plus pouvoir revendre le terrain (elle ne peut que céder ou acheter des parcelles à la marge pour rendre le territoire plus cohérent). Une garantie supplémentaire est apportée dans le sens où si l’association venait à disparaître, une clause spécifique de ses statuts prévoit que la propriété des terres devrait automatiquement être transférée à une autre association poursuivant des buts similaires de protection du milieu.
  • Ce montage permet en réalité de neutraliser ce qui constitue sans doute l’aspect le plus problématique du droit de propriété, à savoir le droit d’aliénation (ou abusus en latin), celui qui permet de détruire ou de constituer la chose possédée en une marchandise échangeable sur le marché. Un tel encadrement du droit d’aliénation se retrouve d’ailleurs dans d’autres initiatives ayant des liens avec les Communs. C’est par exemple un principe au coeur de l’activité de l’association Terre de Liens qui agit pour préserver les terres agricoles ou dans le fonctionnement des Community Land Trusts visant à promouvoir l’habitat participatif et à lutter contre la spéculation immobilière dans les villes. Cette neutralisation du droit d’aliénation qui résulte du montage mis en place par l’ASPAS fait aussi penser au régime de la propriété publique, l’inaliénabilité étant une des caractéristiques fortes des propriétés formant ce que l’on appelle en France le domaine public de l’Etat et des collectivités locales.
  • Cette question cruciale du droit d’aliénation avait bien été identifiée par Elinor Ostrom dans ses analyses sur la gestion des Communs. Elle utilise notamment pour cela la notion de faisceaux de droits (Bundle of Rights). Là où la théorie économique classique postule que le marché a besoin pour fonctionner de manière optimale d’une réunion des éléments du droit de propriété (usus, fructus et abusus) entre les mains d’un propriétaire unique, Ostrom montre au contraire que, dans la gestion d’une ressource commune, la propriété forme un faisceau complexe de règles dont les parties prenantes se partagent les éléments (droit d’accès, droit de prélèvement, droit de gestion, droit d’exclusion, droit d’aliénation)11.
  • On peut décrire le projet « Vercors Vie Sauvage » en utilisant ce cadre d’analyse. Ainsi la Charte des « Réserves de Vie Sauvage » confère aux humains un droit d’accès au territoire, mais pas le droit de prélèvement. Le droit de gestion est quant à lui limité au strict minimum, car le principe même de la « libre évolution » implique que les humains renoncent à gérer la forêt en vue de son exploitation. Concernant le droit d’exclusion, il ne joue pas grand, puisque le terrain est ouvert à tous les visiteurs, à condition de respecter le règlement de l’association. Et, comme nous l’avons vu, le droit d’aliénation fait l’objet d’une attention particulière puisque les terrains sont soustraits au marché et ne peuvent plus faire l’objet d’une revente.
  • Dans sa tribune, Baptiste Morizot pose cette question : « Si [la propriété privée] permet d’exploiter, pourquoi ne permettrait-elle pas de protéger ? ». Mais il n’est pas tout à fait exact d’affirmer que le projet « Vercors Vie Sauvage » va s’appuyer sur la propriété privée (si l’on entend par là un droit exclusif dont jouirait dans sa plénitude un bénéficiaire unique). En réalité, pour lui faire jouer ce rôle protecteur, il faut que la propriété privée devienne propriété commune et cette opération requiert la mise en place de que qu’Elinor Ostrom appelle dans ses écrits un Common Property System, impliquant un éclatement du faisceau de droits.