Petit Traité de Résilience Locale

Agnès Sinaï Raphaël Stevens Hugo Carton Pablo Servigne

INTRODUCTION

à lire en cas d'urgence

La « crise » a bon dos ! Elle fait même un coupable idéal. En restant suffisamment vague, on peut l’accuser de tous les maux : chômage, insécurité, inégalités, destruction de la biodiversité, échec des sommets pour le climat, maladies chroniques, etc., mais surtout, on s’accommode d’autant mieux d’une crise qu’on la sait éphémère. Pour les élites éco-nomiques et politiques, elle sert souvent d’épouvantail pour imposer aux populations des mesures qui n’auraient jamais été tolérées auparavant. Elle maintient l’espoir qu’un retour à la normale est possible, voire imminent. Paradoxalement, donc, tout en invoquant l’urgence, la crise nourrit un ima-ginaire de continuité. Après la crise, c’est sûr, tout redevien-dra comme avant !Hélas, ce n’est pas possible. Parce que nous ne sommes pas en crise : nous ne reviendrons plus jamais à la situation « normale » que nous avons connue au cours des décennies précédentes. Non seulement nous ne retrouverons plus les conditions économiques et sociales d’avant la crise de 2008, la croissance des Trente Glorieuses, les espèces définitive-ment éteintes, ou encore l’exceptionnelle stabilité du cli-mat de ces douze derniers millénaires, mais nous avons de bonnes raisons de penser que les problèmes auxquels nous faisons face sont susceptibles de s’aggraver et de s’amplifier .

Désormais, une autre époque se dessine, propice à la multiplication, à l’imprévisibilité et à l’irréversibilité des catastrophes. Nous nous dirigeons vers une terra incognita marquée par le réchauffement global et le basculement de notre planète dans un état inconnu. Un article saisissant, cosigné par vingt-quatre chercheurs de renommée inter-nationale dans la revue Nature, décrit le risque important et relativement proche, au-delà d’un cumul important de perturbations environnementales, que le système-Terre ne bascule vers un nouvel équilibre très éloigné des conditions écologiques favorables et stables qui ont permis le dévelop-pement des sociétés humaines depuis 10 000 ans.Ainsi sommes-nous entrés dans une nouvelle époque, que le géochimiste Paul Crutzen a proposé de baptiser « Anthropocène » (du grec ancien anthropos signifiant « homme », et kainos pour « nouveau »). Au cours de cette époque, l’humanité (surtout celle des pays industrialisés) est devenue une force géologique capable de modifier le sys-tème-Terre, au même titre que les glaciations et l’éruption des volcans. Comme l’écrivent Jacques Grinevald et Clive Hamilton, l’Anthropocène véhicule un défi pour la moder-nité et ses représentations traditionnelles « continuistes », comme, par exemple, la vision d’une croissance économique illimitée. C’est aussi un concept stimulant une autre vision de l’avenir des sociétés industrielles, appelées à dépasser l’exubérance de la surconsommation de ressources pour fonder des sociétés sobres et résilientes.

LA GRANDE DESCENTE ÉNERGÉTIQUE

Notre société – ou plutôt notre civilisation moderne et industrielle – entre dans ce que les permaculteurs appellent la « grande descente énergétique3», un euphémisme qui désigne ce qui pourrait ressembler à un effondrement de civilisation, et plus précisément de notre civilisation thermo-industrielle. Effondrement ? Non, le mot n’est pas exagéré, mais ce n’est pas ici le lieu pour démontrer qu’un effondre-ment imminent est possible ; pour cela, nous renvoyons le lecteur à un ouvrage très récent et très convaincant4. Un effondrement n’est pas la fin du monde, ni l’apocalypse, ni une catastrophe ponctuelle que l’on oublie après quelques mois, comme un tsunami ou une attaque terroriste. Un effondrement est « le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis (à un coût raisonnable) à une majo-rité de la population par des services encadrés par la loi5 ».Dans le présent livre, nous nous plaçons donc claire-ment dans cette perspective d’effondrement. Celui-ci est inévitable : il n’y a pas de « solutions » à chercher, mais plu-tôt des manières de vivre avec, le mieux possible. Il existe donc des chemins à prendre pour s’y adapter , pour le rendre moins injuste, moins toxique. Celles et ceux qui en sont déjà convaincus pourront pleinement [[profiter ]]des propos de ce livre. Les autres le trouveront peut-être quelque peu étrange...Trois raisons laissent penser qu’un effondrement est désormais inéluctable. Premièrement, l’ère des énergies fossiles abondantes et bon marché touche à sa fin, comme en témoigne la ruée vers les huiles non conventionnelles aux coûts environnementaux, énergétiques et économiques exorbitants. Cette pénurie énergétique engage à renoncer définitivement à toute croissance économique et donc à dire adieu au système économique actuel qui repose sur les dettes. Commençons à nous faire déjà à l’idée que ces dernières ne seront tout simplement jamais remboursées et à imaginer une vie sans pétrole... pour les générations présentes !Deuxièmement, l’expansion matérielle exponentielle de notre civilisation a irrémédiablement perturbé les sys-tèmes naturels dont elle dépend. Le dérèglement climatique et l’effondrement de la biodiversité, à eux seuls, annoncent des ruptures de nos systèmes alimentaires, sociaux, com-merciaux et médicaux, c’est-à-dire – plus prosaïquement – des déplacements massifs de population, des conflits armés, des épidémies et des famines qui mettront à mal la stabilité, voire la viabilité, de nos sociétés.Troisièmement, les systèmes hautement complexes qui nous fournissent l’alimentation, l’eau et l’énergie, et qui permettent à la politique, à la finance et à la sphère virtuelle de fonctionner, exigent de tels apports (croissants) d’énergie et de matériaux qu’ils se trouvent au bord de l’implosion. Ces infrastructures sont devenues si interdépendantes, vul-nérables et souvent vétustes que des petites perturbations de ces flux peuvent mettre en danger la stabilité du système global en provoquant des effets en cascade disproportion-nés. Aujourd’hui, la mondialisation a fait naître les risques systémiques globaux, et avec eux la possibilité bien tangible d’un effondrement à très grande échelle.

Nos régions, celles qui n’ont connu que l’abondance depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, pourraient bien voir rapidement leur sécurité alimentaire réduite à néant. La mondialisation a fabriqué des chaînes alimen-taires extrêmement rapides, longues et complexes, et a poussé des régions entières à se spécialiser dans une ou deux cultures, provoquant ainsi une érosion massive de la diversité génétique et culturelle. En fait, ce que ce système industriel mondialisé a gagné en efficacité, il l’a perdu en résilience. Au moindre incident, c’est l’ensemble de la struc-ture qui risque un effondrement.

VERS UN MONDE POST-CARBONE

Dans les années 1970, il était encore temps de construire un « développement durable », c’est-à-dire une société qui dure au minimum quelques décennies. Aujourd’hui, il est trop tard, les catastrophes globales sont là, la science a acquis la certitude qu’elles gagneront en fréquence et en intensité. Autrement dit, notre société, moderne et indus-trielle, ne sera jamais « durable ». Ce n’est pas une raison pour se laisser aller . Au contraire, tout reste à faire ! Certes nous ne pouvons plus éviter un effondrement, mais nous pouvons en atténuer certains effets et construire dès à présent le monde d’après, un monde « post-carbone ». Puisque nous sommes entrés dans le temps des catastrophes, notre posture pourrait être celle qui est proposée par le philosophe Jean-Pierre Dupuy sous le nom de catastrophisme éclairé, et qui consiste à regarder les catastrophes en face, à les considérer comme certaines, pour justement avoir une chance de les éviter . C’est cette posture que nous adoptons : un mélange paradoxal de lucidité et d’espoir.Qu’est-il possible de faire ? Anticiper dès à présent ce grand retour forcé au local afin de ne pas le subir dans quelques années, réinventer notre approche du collectif et des biens communs, privilégier une économie low-tech, participer à des initiatives de transition (Alternatiba, ou autres), développer une agriculture sans pétrole, retisser des liens puissants avec vos voisins, etc. Les chemins à tracer sont nombreux et parfois contradictoires. Ils ont pourtant tous un point commun : la résilience. Car les chocs actuels et à venir appellent la construction d’une société moins vulnérable, qui saurait non seulement les encaisser mais aussi s’en remettre . Pour Dennis Meadows, le principal auteur du fameux rapport au Club de Rome, il est désormais évident qu’« il faut se préparer dès maintenant à construire dans l’urgence de petits systèmes résilients »

VOUS AVEZ DIT RÉSILIENCE ?

Certes, le mot est à la mode. Il ne laisse plus beaucoup de monde indifférent. Cette « capacité à rebondir » fait même figure de nouvelle référence dans les rapports de l’ONU, les recommandations de l’OCDE, les programmes européens, l’agenda du Forum économique mondial, du G20, ou même dans les préconisations de la Banque mondiale. En janvier 2013, le magazine Time déclarait la résilience “buzzword” de l’année !
En plus d’être un cadre politique pour la santé publique et la planification urbaine, l’aide au développement, la sécurité alimentaire ou la gestion des catastrophes naturelles, la notion a été adoptée depuis de nombreuses années en écologie et dans les sciences de l’environnement où elle fait figure de référence lorsqu’il s’agit de débattre des grands bouleversements planétaires. Elle est aussi utilisée par les ingénieurs pour la conception de nouveaux matériaux, d’infrastructures ou de réseaux informatiques. Elle fascine les économistes qui imaginent les systèmes monétaires de demain, et les financiers de la Banque des règlements internationaux qui l’invoquent pour stabiliser et consolider le réseau bancaire actuel devenu très fragile. On la retrouve naturellement chez les psychologues, sociologues et anthropologues. Plus récemment, elle a fait son apparition en neurologie et même en archéologie. Enfin, elle est devenue un concept rassembleur pour des milliers d’hommes et de femmes qui participent au mouvement de la Transition. La raison de son succès tient en trois points. Première-ment, la notion de résilience s’utilise dans un contexte de chocs, de traumatismes, de perturbations, de ruptures, ou de « crises ». Nous y sommes. Deuxièmement, la résilience est un concept positif qui redonne espoir en l’avenir, ouvre une voie pour l’action, et permet d’aller de l’avant. Il porte en lui cette capacité que nous avons à naviguer entre les épreuves, et à en sortir plus forts. Il est évident qu’il est bien plus attractif que les mots « décroissance », « rupture », « catastrophe » ou « effondrement ». Troisièmement, depuis le début de la crise économique et financière de 2008, on observe une certaine lassitude, voire méfiance, quant à la notion de développement durable, trop « fourre-tout ». Or, à défaut de « croissance » et de « développement durable », nous avons besoin d’un nouvel horizon qui puisse se résu-mer en un mot. Nous avons besoin de créer quelque chose, pas de nous laisser aller.

LA RÉSILIENCE POUR CHANGER LE MONDE

Dans ce livre, et sur les traces du mouvement de la Transition, nous proposons d’envisager la résilience comme un nouveau phare pour concevoir des systèmes ou des poli-tiques. C’est un pari osé qui mérite cependant quelques explications. De quoi parle-t-on précisément ? Comment comprendre la résilience ? Quelle résilience cherchons-nous à renforcer ? Et quelles sont les caractéristiques d’un sys-tème résilient ? Ce livre tente de cerner quelques principes de base appliqués à notre époque.La résilience est cette capacité qu’a un système de maintenir ses principales fonctions malgré les chocs, y compris au prix d’une réorganisation interne. Que le système soit la société, la ville, la maison ou nous-mêmes, les principes sont sensiblement les mêmes. La résilience peut être collective (territoriale) ou individuelle (psychologique).Il est certes trop tard pour bâtir un « développement durable », mais il n’est jamais trop tard pour construire des « petits systèmes résilients » à l’échelle locale qui permettront de mieux endurer les chocs économiques, sociaux et écolo-giques à venir . Pour les systèmes alimentaires, par exemple, il faut les imaginer locaux, diversifiés, décentralisés,cycliques, transparents, et surtout fondés sur une grande cohésion sociale à une échelle locale. Soit précisément l’op-posé du modèle industriel actuel ! Appliquer ces principes de résilience transformera profondément l’aménagement des villes (agriculture urbaine, multitude de petits systèmes alimentaires, réseaux de distribution bien plus courts, etc.).Il est relativement rassurant de constater que, lorsque d’importantes perturbations surgissent, les alternatives émergent très rapidement, comme en témoignent les mouvements de contestation ou de création qui se multiplient en Grèce, au Portugal, en Espagne17 , et qui préfigurent le monde de demain. De même, en temps de catastrophe ponc-tuelle et inattendue (tsunami, tremblement de terre, attentat terroriste, etc.), il est désormais bien démontré que les comportements de panique sont extrêmement rares et que prédominent plutôt l’entraide et l’auto-organisation18. Les sociétés et même les individus détiennent intrinsèquement d’extraordinaires capacités de résilience. Il suffit d’aller les chercher et de les stimuler .La résilience est le leitmotiv du mouvement de la Transition. De fait, ce dernier s’emploie à construire de manière anticipée « le monde d’après » afin de limiter les effets catastrophiques de l’épuisement des énergies fossiles, des événements climatiques extrêmes et plus généralement de l’Anthropocène. Les chemins de la transition ne garantissent pas une issue pacifique et démocratique. Il est tout à fait possible que nos régions sombrent brusquement dans les guerres, les famines et les graves pandémies comme cela est arrivé aux civilisations passées. Personne ne peut garantir une transition pacifique vers un monde postindustriel.
Néanmoins, le concept de transition a le mérite de pousser à l’action, et surtout de rassembler . Il ne perturbe pas totale-ment l’imaginaire de progrès continu, tout en laissant s’épanouir la lucidité catastrophiste. Il permet de retrouver des pratiques communes et des imaginaires positifs partagés, ce qui est en soit remarquable. Les transitionneurs n’attendent pas les gouvernements, ils inventent dès à présent – et dans un souci d’idéal démocratique – des manières non tragiques de vivre cet effondrement. À travers une attitude à la fois catastrophiste et optimiste, ils ne sont pas dans l’attente du pire, mais dans la construction du meilleur. Ni business as usual, ni fin du monde, juste un monde à inventer , ensemble, ici et maintenant. Dans ce livre, nous proposons quatre déclinaisons au concept de résilience, quatre manières de l’appréhender à l’aune des catastrophes ou d’un effondrement, pour voir, comprendre et mieux vivre l’Anthropocène. Quelle pourrait être notre vision commune de la résilience ? Comment la confronter aux enjeux globaux ? Comment la faire vivre à l’échelle locale ? Et enfin, comment la développer dans une perspective individuelle ?



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