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Maudit Néolithique | Epsiloon, le magazine d'actualité scientifique

Texte d' Introduction “On l'apprend à école : au néolithique, l’humanité inventa l'agriculture et entama son irrésistible expansion... Mais à quel prix ? Épuisement, maladies, carences : les corps des pionniers témoignent aujourd'hui de la violence de cette révolution. Et si l’agriculture avait aussi fait notre malheur ?“


2022-07 Maudit Néolithique : Le piège de l'agriculture-élevage, Epsiloon n°13, Vincent Nouyrigat : https://www.epsiloon.com
On les imagine volontiers triomphants, dominateurs, maîtres de leur environnement; dans le genre des entrepreneurs - un peu agaçants - à qui tout réussit, avec leur sourire émail diamant, leur progéniture nombreuse et épanouie. En somme, l'incarnation de l'avenir radieux de l'humanité.
Comment imaginer qu'il en soit autrement ? Les premiers agriculteurs du néolithique se sont épargné une vie hasardeuse et épuisante, consistant à courir après le gibier sauvage ou les baies comestibles. Ces innovateurs de la « start-up nation » préhistorique ont changé la face du monde en apportant le confort d'un habitat stable, la sécurité alimentaire et la force de l'organisation villageoise. Nous leur devons tant...

Les analyses génétiques parlent

Seulement voilà, les recherches archéologiques menées actuellement au Proche-Orient, en Europe, en Asie et en Amérique du Sud dressent un portrait beaucoup plus sombre de ces pionniers de l'élevage et des cultures. Leur histoire paraît si triste qu'elle interroge même le succès de l'agriculture depuis environ 10.000 ans. « Franchement, j'aurais préféré rester chasseur-cueilleur que de faire partie des premiers fermiers », souffle Mark Dyble, anthropologue à l'University College de Londres.
Car ce changement de mode de vie a eu un impact d'une violence insoupçonnée sur les corps humains. « Notre dernière analyse génétique menée sur 167 squelettes trouvés en Europe montre un déficit de taille de 3,82 cm en moyenne chez les premiers agriculteurs par rapport aux populations précédentes, indique Stephanie Marciniak, chercheuse à l'université d'État de Pennsylvanie. Or la stature d'un individu est un indicateur de son état sanitaire lors de sa croissance. » « Sur des sites archéologiques chinois, j'ai trouvé les mêmes tendances au rapetissement, ainsi qu'une explosion des signes de mauvaise santé au niveau du crâne et des dents dans les sépultures des premières communautés agricoles », complète Ekaterina Pechenkina, de l'université de Swinburne, en Australie. Un peu partout sur la planète, les paléoanthropologues constatent des porosités osseuses au niveau de la voûte crânienne et des orbites, révélatrices de carences ou d'infections. Ils notent aussi des interruptions dans le développement de l'émail dentaire, signe de stress physiologique durant la croissance.
« Au VIIe millénaire av. J.-C., dans le Levant, on observe une baisse brutale de l'état de santé général, signale Bérénice Chamel, biologiste au laboratoire Archéorient, à Lyon. Les marqueurs de stress montent en flèche chez les moins de 5 ans, et notre étude publiée l'année dernière montre que cela a provoqué une augmentation de la mortalité précoce des enfants, des adolescents et des jeunes adultes. » Une analyse menée sur 8.600 dents provenant de 24 sites du Proche-Orient révèle aussi un triplement de la fréquence des caries, notamment au niveau des molaires. « Ce n'est pas du tout anodin : une carie peut virer à l'ab- cès et mener, dans certaines conditions, à la septicémie et au décès... Tandis que perdre une dent peut empêcher de s'alimenter correctement », souligne Fanny Bocquentin, de l'unité de recherche Arscan, à Nanterre. Ce bilan sanitaire déplorable semble au moins en partie lié au changement d'alimentation.
La bonne centaine de plantes sauvages locales qui régalaient les chasseurs-cueilleurs, sur le site d'Abu Hureyra, au cœur du Croissant fertile, par exemple, a peu à peu été supplantée par un choix restreint de céréales domestiquées. Le blé et l'orge au Proche-Orient, le millet et le riz en Asie, le maïs en Amérique du Sud. « Toutes ces cultures sont pauvres en vitamines, en protéines et en minéraux, comme le fer : une trop grande focalisation sur cette base céréalière a créé de nombreuses anémies », tranche Ekaterina Pechenkina.
Même s'il n'en reste aucun témoignage archéologique, les stockages de graines défaillants ou les mauvaises récoltes ont sans doute également provoqué leur lot de famines. « Surtout en Europe, où l'agriculture s'est imposée de manière abrupte, alors qu'elle avait émergé très progressivement au Proche- Orient », indique Ursula Wittwer-Backofen, chercheuse à l'université de Fribourg, en Suisse. « C'est une situation assez paradoxale : la prise de contrôle de l'alimentation passe en fait par une forte dépendance à un nombre limité de plantes », soupèse Aline Thomas, archéologue au Muséum national d'histoire naturelle de Paris.

Nouveaux agents pathogènes

Une nourriture trop monotone, trop carencée, mais aussi trop riche en glucides. Des analyses récentes ont montré que les céréales domestiquées comportaient nettement plus d'amidon que leurs ancêtres sauvages, ce qui expliquerait la multiplication des caries - le riz est tout de même moins cariogène. « La préparation de bouillies et de nourritures plus collantes, avec l'invention des récipients en céramique, pourrait aussi avoir favorisé la prolifération bactérienne dans la dentition», confie Bérénice Chamel. La consommation croissante de miel a également pu aggraver les choses.
Mais l'alimentation n'est pas la seule malédiction du néolithique. Les organismes des premiers agriculteurs ont aussi subi de plein fouet les conséquences d'une nouvelle promiscuité imposée par la sédentarité.
Les familles se regroupent dans des villages de plus en plus imposants, comptant parfois plusieurs milliers d'habitants ; les humains se mettent à côtoyer de manière inédite les bêtes, elles-mêmes rassemblées artificiellement en de larges troupeaux ; et les rongeurs débarquent, attirés par les réserves de graines. Tout était réuni pour voir exploser la propagation d'agents pathogènes, d'origine animale ou humaine.
La recherche d'infections préhistoriques bat son plein en ce moment, notamment grâce aux nouvelles techniques d'analyse de l'ADN ancien - les maladies ne laissent d'analyse presque aucune marque visible sur les squelettes. D'ores et déjà, plusieurs vers parasites ont été identifiés dans des restes humains, par exemple dans la très dense agglomération agricole de Catalhoyuk, en Anatolie ; les analyses en microstratigraphie du site montrent des traces abondantes de matières fécales d'humains et de caprins, susceptibles de contaminer l'eau et les aliments. Deux cas d'infection à la bactérie Treponema pallidum, responsable de la syphilis, ont aussi été repérés récemment dans un site néolithique du nord du Vietnam ; des analyses phylogénétiques ont par ailleurs pointé du doigt l'émergence avec l'agropastoralisme européen d'une souche Paratyphi C. responsable de la fièvre typhoïde.
« On commence à détecter dans les premiers sites agricoles des cas de tuberculose, une maladie qui se propage par gouttelettes », témoigne Bérénice Chamel. Tandis que les chercheurs se lancent sur les traces des premières grippes d'origine aviaire au néolithique, mais aussi de la brucellose, de la rougeole, la variole, l'hépatite B et, bien sûr, de la peste et ses ravages. Il n'existe à ce jour aucune preuve de grande épidémie préhistorique, mais certains signaux intriguent, soulève Fanny Bocquentin : « Au VIIe millénaire av. J.-C., on constate un effondrement de la population dans le sud du Levant, associé à des marqueurs de stress élevés ; plusieurs sites se vident même complètement... »

Inégalités, hiérarchie, violences…

Et il vous faut maintenant imaginer ces populations, affaiblies par les maladies et le déséquilibre nutritionnel, contraintes d'abattre un travail de forçat dans les champs...
L'analyse de squelettes vieux de 7000 ans en Europe centrale révèle que les os des avant-bras des agricultrices étaient 11 à 16% plus résistants que ceux des actuelles championnes d'aviron. « La charge de travail des femmes durant les premiers milliers d'années semble avoir été extrêmement importante, sans doute en raison du difficile broyage des grains », estime Jay Stock, anthropologue à l'université de Western Ontario, au Canada, auteur de ces travaux.
En plus d'être intense, ce labeur pourrait avoir été très chronophage. Une étude, menée en 2019 auprès des tribus Aetas vivant aujourd'hui aux Philippines, montre que ceux qui se convertissent à l'agriculture disposent en moyenne de dix heures de temps libre en moins par semaine. « Le phénomène est particulièrement fort chez les femmes, qui perdent jusqu'à deux heures de temps libre par jour, confie Mark Dyble, qui s'est rendu sur le terrain. Un temps que les chasseurs-cueilleurs consacrent, eux, à socialiser ; à jouer et à dormir. »
Sans parler des tâches ménagères liées à la sédentarisation, des inégalités sociales qui s'installent, des hiérarchies qui émergent, des cycles de violence qui éclatent... « On devine aussi un plus grand investissement dans les garçons au sein des communautés agricoles : ils semblent avoir davantage accès à la viande et. selon nos études menées en Chine, à des céréales différentes de celles mangées par les femmes », glisse Ekaterina Pechenkina.
Maudit néolithique ? Peut-être, mais force est de constater que ce modèle a prospéré dans le monde entier et assuré une croissance démographique insolente de la population humaine.
« Même si elles constituent une nourriture de moindre qualité, les céréales agricoles génèrent de plus gros volumes de calories et peuvent être facilement converties en bouillies, permettant le sevrage précoce des nourrissons, évalue Ekaterina Pechenkina. Ce qui permet aux grossesses de s'enchaîner plus rapidement ! » Avec, en plus, le confort d'un habitat fixe, la communauté villageoise, le lait animal...

Pris au piège

D'accord, des analyses menées sur les tribus Aetas nomades ou sédentaires confirment que les enfants d'agricultrices sont en plus mauvaise santé et affichent une mortalité supérieure.
Mais les taux de fertilité sont tels chez ces fermières - de l'ordre de 7,7 enfants par femme - qu'ils assurent une croissance substantielle de la population ; en quelque sorte, la grande quantité d'enfants compense leur moindre qualité.
« Ce n'est pas une stratégie consciente de la part de ces femmes, mais au final, cela assure le succès reproducteur de l'espèce », reconnaît Abigail Page, anthropologue à la London School of Hygiene and Tropical Medicine. Dans un modèle proposé en 2020, Jay Stock va encore un peu plus loin : « Au cœur de cette nouvelle niche écologique créée par la transition agricole, nous explique-t-il, les humains ont dû dépenser beaucoup d'énergie pour se reproduire et se défendre contre les infections, au détriment de l'énergie consacrée à la taille et à la bonne santé générale. » L'essor de l'agriculture exigerait donc des humains moins épanouis physiquement.
Quand bien même une femme ou un homme aurait été bouleversé par le piètre état de santé de ses enfants et se serait mis en tête de remettre en cause le modèle agricole, elle ou il se serait sans doute retrouvé face à un mur - toute ressemblance avec la situation actuelle n'est peut-être pas fortuite.
« Les populations croissantes se trouvent prises au piège, car elles dépendent d'une productivité agricole toujours plus élevée pour nourrir les nouveaux effectifs », lâche Jay Stock. Sans plantes ou animaux domestiques, le pari semble perdu d'avance. Pas de retour en arrière possible.
« D'autant plus que les agriculteurs ont développé tout un système de croyances, une manière de concevoir le monde très différente de celle des chasseurs-cueilleurs, justifie Fanny Bocquentin. De toute façon, la transition agricole ayant pris parfois des milliers d'années, ils n'avaient pas forcément les moyens de se rendre compte de la baisse de leur qualité de vie. » Et il est bien difficile de nier tous les progrès techniques, la complexité et la richesse sociales nés de cette révolution.

Un peu maudits

Ces arguments ne parviendront sans doute pas à apaiser la colère de ceux qui, comme le célèbre écologue américain Jared Diamond, considèrent l'agriculture comme « la pire erreur de l'histoire de l'humanité » ; ceux qui ne supportent plus les dérives de notre mode vie sédentaire et son cortège de maladies de civilisation, d'artificialisations, de destructions, d'aliénations, de guerres.
« Face à la démesure de notre modèle, il est assez compréhensible de rechercher les racines du mal et de rêver à un hypothétique âge d'or du paléolithique, admet Fanny Bocquentin. Mais il ne faut jamais oublier que sans le néolithique et la croissance démographique qu'il a générée, nous ne serions sûrement pas là pour en parler. » Entre la joie d'être vivants et l'impression d'être un peu maudits...


2022-04-06 S.Marciniak et al., PNAS : https://www.pnas.org/doi/10.1073/pnas.2106743119
2021-12-01 A. J. Stutz et al., Paleorient : https://journals.openedition.org/paleorient/886
2020-05-21 Jonathan C. K. Wells et al, Frontiers in Endocrinology : https://www.frontiersin.org/.../10.../fendo.2020.00325/full
2019-05-20 M. Dyble et al. Nature Human Behavior : https://www.nature.com/articles/s41562-019-0614-6
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