Actions possibles

Quelle que soit l’importance accordée à ces enjeux, il semble naturel de commencer par se doter de capacités de réflexion et d’action minimales, comme proposé par le rapport du Shift Project, « Déployer la sobriété numérique »1 (qui traite presque uniquement de l’enjeu environnemental, mais la démarche reste pertinente en élargissant aux autres enjeux évoqués ici) :
  • • « L’évaluation de la pertinence environnementale doit être systématique ;
  • • Les organisations peuvent et doivent piloter leurs Systèmes d’information ;
  • • Piloter nos usages numériques relève de la politique publique ;
  • • Organiser une discussion autour de la sobriété numérique [et choisir les actions !] »

Les bénéfices d’une politique numérique plus durable pourraient être les suivants :
  • • Réduire les émissions de GES et l’utilisation de ressources,
  • • Améliorer l’efficacité opérationnelle, réduire les coûts du SI en étant plus sobre, plus soucieux de minimiser les ressources numériques à faible valeur ajoutée,
  • • Renoncer aux stratégies aboutissant à des impasses environnementales et financières,
  • • Être prêt le jour où la législation sera contraignante sur ces sujets – ce qui est imminent en France et en Europe,
  • • Être prêt lorsque les métaux rares manqueront, et que les équipements informatiques seront impactés,
  • • Être attractif pour recruter et motiver de nouveaux agents en leur permettant de mettre leur action professionnelle au service d’une préoccupation sociétale forte,
  • • Proposer aux lotois une vision et une démarche en phase avec leurs préoccupations citoyennes

Forme et méthode

En cherchant à mesurer les impacts du numérique, on se retrouve de fait confronté aux questions difficiles de l’évaluation des politiques publiques. L’idée ici n’est pas de repartir de zéro, mais de trouver une manière de « prendre la mesure » des phénomènes sans nécessairement tout mesurer, et d’articuler les méthodes classiques d’évaluation et des méthodes laissant plus de place aux réactions des partenaires, et à l’évolution globale.

Choix du périmètre

Pour une stratégie territoriale complète qui prend en compte l'impact social et environnemental, il faudrait disposer d'un cadre débattu et choisi collectivement (cf. en annexe une première réflexion dans un cadre strict SI) :
  • • Quels critères nous semblent nécessaires à court terme (en regard de nos capacités d'évaluation) ? On peut imaginer que sur les 9 limites, si on évalue changement climatique, biodiversité et usage des sols, ce sera déjà ambitieux
  • • Quelle est la politique de prise en compte des périmètres ? Ce qui sous-entend qu'on a répondu à la question : quelle est la place de l'évaluation des investissements par rapport à une évaluation globale des budgets (en termes sociaux et environnementaux)
  • • Quelles modalités de prise en compte
  • • Et du coup, une méthode privilégiée pourrait être choisie pour les investissements, ou les investissements du SDNum…
La 27ème région, avec un groupe de collectivités, a engagé un travail très inspirant pour « repolitiser la comptabilité publique » avec son programme « Nouvelles mesures1 », l’évaluation pouvant être portée au niveau collectivité (le Département vu seulement comme organisation), ou au niveau territoire.

Evaluer par une mesure d’impacts

La structure peut reposer sur une proposition classique :
  • • Stratégie :
    • ◦ se positionner sur les enjeux
    • ◦ faire un bilan2 pour positionner la collectivité en termes d’impacts
    • ◦ action « projets », avec une traduction concrète en termes d’achats, de consommation, d’équipements, de ressources…
    • ◦ action « pédagogie/émancipation », traduite en termes de formation, d’information, de mobilisation d’acteurs, de positionnement politique…
  • • Gouvernance [on peut adapter ou compléter le SDN du Département, qui vient de se doter d’une gouvernance dont il manquait jusqu’à maintenant]
  • • Moyens (quantifier, identifier les ressources et les partenaires)
… et une plus grande créativité sur les formes de l’action publique mobilisables, telles que décrites par le service de prospective de la Métropole de Lyon3 (32 formes en 6 registres : autorité, connaissance, délibération, Providence, opérateur et mobilisation).

Alternative : évaluer « en marchant » les transformations collectives

L’évaluation de l’action publique a trouvé un terrain d’apprentissage extrêmement riche dans le domaine des solidarités et de l’innovation sociale, avec par exemple la mesure de « l’impact social4 ». Plus généralement, l’expérience retenue et l’invitation des praticiens de l’institut Godin semble être que « l’innovation sociale peut être une démarche pertinente si elle permet de réactiver une vision de long terme par la construction et la réalisation d’aspirations sociales porteuses de changement » 5, autrement dit en dépassant une gestion axée sur les résultats (qui fait l’hypothèse qu’il existe un lien causal entre les ressources investies par une organisation, et les résultats en termes d’impacts).
Il s’agirait donc de trouver le bon dosage pour évaluer différemment mais conjointement projets, programmes ou mandats, et organisations (pour nous les missions ou politiques publiques du Département), en s’inspirant par exemple des « cercles de futurité6 » pour l’évaluation de dynamiques territoriales.

Une vision en « niveaux » de réponse (énergie consacrée)


Statu quo, actions compensatrices marginales

Peu de Départements ont engagé une politique volontaire en regard des enjeux positifs exposés en première partie en ayant suffisamment communiqué pour que ce soit visible du point de vue d’un citoyen/contribuable : seul le CD33 est certifié ISO 26000, et même en se limitant à la dimension énergie-climat, on ne trouve sur l’observatoire de l’ADEME7 que trois contrats de transition écologiques (CTE) déclarés, et aucun PCAET. Notre Département, comme beaucoup, publie une fois par an un rapport "développement durable", mais ne rend pas publique la mesure de son impact carbone.

Ces dernières années, les futurs possibles sont de plus en plus difficiles à prévoir… en même temps que des éléments tangibles d’instabilité sont de mieux en mieux connus. La pandémie de Covid a eu des effets inédits. La guerre en Ukraine a des répercussions importantes sur l’approvisionnement et les coûts de l’énergie et certaines ressources, notamment sur la construction et l’alimentation. Cela induira donc un mouvement, au moins temporaire, vers une moindre consommation… et/ou la réduction forcée de certains services publics (ou de leur qualité).
Il y a donc plusieurs risques :
  • • Sur le fond, une priorisation passive, voire subie – à la fois négativement, mais aussi en menant des actions identifiées comme « positives » à court terme ou sur un périmètre restreint, aux effets secondaires non maîtrisés (achat de matériel plus économe en énergie, en négligeant non seulement l’énergie de fabrication et l’énergie de destruction/recyclage, mais aussi les inévitables pollutions et impacts humains par exemple) ;
  • • Pour la collectivité, les risques juridiques qui semblent actuellement relativement faibles peuvent augmenter rapidement, car des citoyens et ONG veulent se faire entendre par ce biais. Dans un contexte privé, des acteurs qui semblaient inattaquables comme les multinationales peuvent relever/être convaincues de pratiques commerciales trompeuses (Auchan et Samsung), et accusées de blue and green washing. Dans le public, des démarches comme l’affaire du siècle peuvent conduire à un impact sérieux pour les collectivités, y compris très localement.

Alternumérisme

Il s’agit d’assumer stratégiquement et tactiquement des choix de sobriété en matière de numérique, ce qui permet de :
  • • Valider d’autres manières de procéder, monter en compétence et se réapproprier nos capacités (a minima stratégique, mais aussi régies opérationnelles)
  • • s’inscrire dans un réseau de partenaires (beaucoup publics, mais pas seulement : partenariats public/privé/commun par ex.) ;
Cela peut prendre des formes variées :
  • • Plateformes alternatives (coop, licoornes, diaspora/mastodon au lieu de facebook, peertube au lieu de youtube…)
  • • Mutualisation inter-collectivités,
  • • Construction de communs numériques locaux9 (nécessairement sur une base open source10, en étant conscient des angles morts de la démarche)
  • • Reprise en main de ressources et d’infrastructures, dans une vision de « souveraineté numérique11 »
  • • ne plus financer le déploiement d’un numérique « besoin » (par exemple, remplacer la subvention à l'achat d'ordinateur pour les collégiens par un système en location, à l’instar de celui mis en œuvre par la coopérative Commown12  ?)
  • • modifier les attentes du numérique, non pas comme fourniture d’un service clef en main (qui mélange aide, prescriptions, lois et règlements, préjugés et habitudes), mais comme outil de travail modifiable dans le cadre d’un dialogue MOA/MOE, avec par ex. deux pistes :
    • ◦ le « retour » au document, moins formalisé ;
    • ◦ l’usage des échanges d’informations ou de collaboration via des outils de processus ou low-code

Dénumérisme

Il s’agit d’assumer le numérique comme actif (comme on dit d’un traitement médicamenteux qu’il est une substance active), qui aura des effets dans la durée sur nos actions et notre perception des choses, il s’agit donc d’en user lorsqu’il n’existe pas d’autre option, et non « en première intention ». Il s’agit aussi de reprendre la main sur les leviers qui nous permettent de remplir certaines fonctions pour lesquelles on nous a vendu à tort les bienfaits du numérique :
  • • Fluidité dans la circulation d’infos : comment modifier la gouvernance pour que circulent les informations pertinentes ? la structure hiérarchique est-elle la plus pertinente dans tous les cas de coordination ? sinon, dans quels cas (action opérationnelle, de gouvernance, stratégique/ action de maintenance, de conception, de réalisation) ? de manière plus générale, quelle communication mettre en place au sein de nos organisations ? quels rôles doivent être portés par les agents ?
  • • « ressources humaines » vs capacité collective : quel degré de substituabilité entre agents/personnes souhaite-t-on ? souhaite-t-on assurer la résilience de l’institution ? sa qualité de réponse dans une plage de fonctionnement connue ? son adaptabilité dans une plage inconnue mais prévisible ?
  • • clarté sur la « réalité » au-delà d’un déclaratif théorique : comment se laisser surprendre par les faits ? par un engagement des acteurs ? quel degré d’ouverture à la sollicitation de partenaires pour nous faire des feedback basés sur de l’observation (un exemple extrême étant donné par les « tests de pénétration » dans le cadre de la cybersécurité : le Département a sollicité une prestation cette année, les universités se rendent mutuellement ce service depuis des dizaines d’années) ? comment construire un panel d’acteurs de confiance qui nous permette d’ « intersubjectiviser1 » les remarques ?.
  • • … et aussi, remise en question de croyances (avec la conscience que ces croyances sont portées par des acteurs qui les servent, et qui appliquent des pressions fortes – budgétaires et légales/réglementaires – auxquelles il n’est pas facile de se soustraire) : productivité, vision de la dette publique…
Références/exemples :
  • • Accepter de fermer certains services choisis, comme le proposent A. Monnin2 et ses collègues.
  • • Changer de focale, et considérer certaines infrastructures comme des communs négatifs, c’est-à-dire « des “ressources”, matérielles ou immatérielles, « négatives » tels que les déchets, les centrales nucléaires, les sols pollués ou encore certains héritages culturels (le droit d’un colonisateur, etc.). Tout l’enjeu étant d’en prendre soin collectivement (commoning) à défaut de pouvoir faire table rase de ces réalités » 3 : cela peut concerner au niveau national l’infrastructure 5G, mais plus localement des applications et plateformes…
  • • Ré-interroger le fond des politiques publiques, y compris lorsqu’il s’agit de discuter ou négocier avec des partenaires : il semble acté que nourrir les collégiens ne relève pas uniquement de la fourniture d’un service commercial pour les parents, mais l’organisation du comptage des élèves à qui sont servis un repas peut-il lui-même être considéré comme un processus pratique, qu’il est donc légitime d’optimiser (en achetant par exemple un dispositif de comptage automatique), ou vu aussi comme le lieu éducatif d’une confrontation des contraintes de chacun et de l’apprentissage de la coopération et de règles de vie ?

Proposition : reconfigurer

Le numérique est actuellement perçu soit comme un « contexte », sur lequel nous n’avons pas la main, soit comme un « outil », entièrement à notre main… Si on analyse la gamme des places qu’il prend et qu’on peut lui laisser prendre, il devient possible de l’instituer, de faire avec pendant 30 ans… tout en ré-apprenant à faire sans, par étapes :
  • • Identifier les risques principaux pour s’en prémunir ;
  • • Identifier les points sur lesquels investir à court terme (la recyclerie qui combine ancrage local, soutien d’un écosystème territorial, montée en compétences dans le low-tech, confrontation aux questions d’usage de matériels reconditionnés donc sensibilisation à la sobriété, regroupe de nombreux points forts… à condition d’être vigilant sur les effets rebonds – y compris en interne, sur une réelle mesure des usages, sur une exigence en termes de déchets finaux).
  • • Soutenir ou participer à une (des) démarche(s) en réseau au niveau national
  • • Reconfigurer notre vision patrimoniale des infrastructures
  • • … et progressivement inventer un numérique low-tech réellement durable (s’il existe).

Politiser : comment remplir nos missions grâce et malgré le numérique tel qu’il va ?

En adoptant une vision en termes de « pouvoirs sur », de marges d’action par rapport aux forces en présence, et en termes de valeurs portées par l’institution/l’organisation : la proposition est de reconsidérer le numérique, non pas comme un simple outil (ce qu’il est aussi en partie), mais comme une infrastructure (macro-système), qui configure nos actions… mais peut aussi, dans une certaine mesure, être configuré.
On peut citer arrivés à ce point Hubert Guillaud, ancien rédacteur en chef et directeur de programmes à la Fing : "L’enjeu à venir à nouveau consiste à faire des choix de société sur ce que nous devons numériser, ce que nous devons dénumériser et comment. Mais la réponse à ces questions n’est pas numérique, mais bien politique : Comment étendre les protections sociales et environnementales ? Que devons-nous définancer ? Que devons-nous refuser de moderniser ? Où devons-nous désinnover ? Si on regarde le monde numérique à l’aune de sa durabilité, ce monde n’est pas soutenable. Si on le regarde à l’aune de ses enjeux démocratiques ou sociaux, le numérique ne produit pas un monde en commun."

S’approprier / (s')émanciper : comment soutenir la démocratie à échelle de 30 ou 50 ans ?

En adoptant une vision en termes de « pouvoir de », d’alliances, de réseau, et de service (comment faire en sorte que les citoyens-contribuables soient des partenaires), l’objectif devient : comment traiter les besoins fondamentaux, être à l’écoute, penser écosystème territorial, développer les compétences (des agents, des citoyens, des partenaires…) pour ensuite s’appuyer dessus.
Cette piste nourrit le rapport « Low tech : face au tout-numérique, se réapproprier les technologies »4, ainsi que le livre « Technologie partout, démocratie nulle part5 »

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