Valeurs à nourrir et mythes du numérique


Durabilité, protection de l’environnement

Le numérique est censé nous faire faire un grand nombre d’économies, financières comme matérielles, et est donc encore souvent présenté comme un outil de développement durable : moins de papier, moins de courrier, moins de transports de personnes… C’est à quantifier, suivant plusieurs métriques :
  • • Energie (alimentation des serveurs, des infrastructures de communication, des terminaux…)
  • • Fabrication des équipements (serveurs, actifs réseaux, terminaux…)
  • • Pollution à l’extraction, transformation, réseaux, enfouissement/destruction
Par ailleurs, les ressources elles-mêmes ne sont pas renouvelables (métaux dits rares notamment).
On peut citer par ex. l’étude réalisée par le collectif GreenIT .fr et le consortium NegaOctet , qui a pris en considération 12 impacts pour l’environnement allant du réchauffement global (GWP) à l’épuisement des ressources abiotiques (ADP) en passant la consommation d’énergie primaire (PED) ou bien encore l’acidification de l’eau et du sol (Acid)1. Pour ne donner qu’un chiffre, la part du numérique dans les émissions de gaz à effet de serre représente entre 3,7% 3 et 4,3% du total des émissions mondiales (GreenIT , ShiftProjet cité par CNNum).

Certaines métriques spécifiques à un projet commencent à être développées mais sont rares dans les faits (et encore plus dans des actions comme p.ex. le critère de l’achat public) : démarches d’analyse du cycle de vie2, du cout total de propriété, etc.

Les impacts sont non négligeables, sur des critères qui sont eux assez bien connus :
  • • Changement climatique (cf. GIEC)
  • • Biodiversité (cf. IPBES)
  • • Disponibilité des ressources vitales (eau3, habitats…).
Au global, le numérique contribue parmi les autres activités humaines, de manière importante et rapidement croissante, au dépassement des limites planétaires prises pour indicateurs de conditions propices à la vie humaine sur la terre (ces limites étant d’ailleurs elles-mêmes interdépendantes, et évoluent en interaction).

Pourquoi alors continuer à parler de « dématérialisation », quand on parle de :
  • • « métallisation », ou d’informatisation [on se limite alors à une description de faits, de conséquences]
  • • « tentative de réduction de la place du papier », ou de « réduction des effectifs », ou d’« automatisation des processus »… [et dans ce cas on explicite les enjeux ou les objectifs]

Cette réalité des impacts commence timidement à être prise en compte dans la loi française ou dans des actions gouvernementales :

Tandis que des initiatives privées ou de collectivités territoriales sont engagées, parmi lesquelles :

« Ere de l’accès »… pour qui, quand, où ? Inclusion ou exclusion ?

Le numérique est censé généraliser l’accès à un certain nombre de facilités, biens ou services : plus rapidement, de n’importe où, à n’importe quel moment…
 
On parle ici d’accès à des droits ou des services normalement offerts par Internet ou les réseaux informatiques : droit à l’information, à la formation, à des services publics, à des biens de consommation…
On parle maintenant d’e-inclusion ou inclusion numérique, alors que souvent l’idée sous-jacente est encore celle de la « fracture numérique », que l’on pourrait « résoudre » (voir le document un peu ancien (2013) du CNNum « Citoyens d’une société numérique. Accès, littératie, médiations, pouvoir d’agir : Pour une nouvelle politique d’inclusion » 7 qui décrit ces enjeux)
« Nous devons d’abord nous affranchir du concept de fracture numérique. Il pousse à croire que le problème serait résolu dès lors que des mesures, forcément temporaires, parviendraient à faire « rentrer dans le numérique ceux qui en sont exclus ». Quand plus de 80% d’une population est équipée et connectée ; quand tous les jours surgissent de nouvelles générations d’outils qui appellent autant d’apprentissages ; quand nos manières de travailler, d’étudier, de nous relier, de nous déplacer, de créer, de partager se transforment à l'aide et du fait du numérique, cette vision binaire du dedans et du dehors ne tient plus. Nous sommes entrés dans une phase permanente d'apprentissage collectif et de remise en cause personnelle.
[…]
L’inclusion est bien entendu une affaire de redistribution. Dans une société immatérielle, elle est également une question de « pouvoir d’agir ». Si nous pensons que le numérique n’est pas qu’un enjeu technique et économique mais participe de la construction d’un projet de société, nous devons faire en sorte que chacun dispose des conditions matérielles et culturelles pour en être non pas un simple utilisateur ou consommateur, mais un citoyen à part entière. »
C’est je crois le sens et la valeur de l’investissement du Département dans les politiques de soutien à travers notamment les « ateliers du numérique8 ».

Lorsqu’un service est « informatisé », les transformations sont en fait nombreuses, il ne s’agit pas d’un simple changement de support formulaire papier/formulaire en pdf : il y a en général fin ou diminution drastique d’une médiation humaine, passage de l’oral à l’écrit, réagencement des services voisins. La question donc se pose non seulement de traiter cette question d’inclusion comme une bonne pratique relative à des publics « fragiles9 » ou « éloignés du numérique10 », mais surtout d’interroger la pertinence du numérique dans un objectif d’augmentation de l’accès : « Outre le maintien d’une alternative non-numérique, l’idée est effectivement de prôner des services numériques qui soient plus adaptés aux usages sociaux de toute une partie de la population qui n’est pour l’instant pas prise en compte.
C’est toute la question d’une conception inclusive de ces services qui doit se faire pour et avec les usagers. Et au premier chef, interroger en amont avec eux la pertinence ou non de développer tel ou tel service en numérique, pas seulement de tester son efficacité une fois le prototype développé. »11

Avons-nous les outils pour mesurer cette pertinence, et à quelles échelles ?
On peut voir le numérique comme un ensemble de technologies, de compétences, de récits, d’infrastructures matérielles et de pratiques. Localement, pour un groupe de personnes ou un agent institutionnel, adopter une stratégie qui augmente la part de numérique induit :
  • • Un coût en investissement et en charges récurrentes (acheter un dispositif ou s’y abonner, investir pour construire une infrastructure et la maintenir…)
  • • Un coût d’adaptation (former, se former, changer ses pratiques, évaluer les impacts…), qui peut se mesurer à court terme et être perçu comme un investissement, mais également à long terme en tant que « capital » (qu’on peut qualifier d’humain, culturel, relationnel...)
  • • Une part de contrainte (lorsqu’une loi ou un règlement impose l’usage d’un dispositif particulier)
  • • Eventuellement des bénéfices, pour certaines parties de la population concernée.
Bien évidemment, il y a aussi des coûts à maintenir une option « faiblement numérique », et le scénario « statu quo » est à évaluer parmi les autres.

Dans le cas où la décision d’engager un projet est centralisée, le représentant de l’intérêt général qui prend en compte l’enjeu « inclusion » est amené à se demander si la répartition coûts/bénéfices est homogène pour la population, et à se positionner suivant les différentes interprétations de cette répartition :
  • • Si la part de contrainte est importante ou la part de bénéfice très valorisée, cela emporte probablement la décision et il ne reste plus qu’à s’adapter, à « accompagner les exclus », et à consacrer de l’argent public pour le développement des infrastructures ou de la formation ;
  • • Si la part d’adaptation est estimée faible (pour tous ou pour certains publics), on considère qu’il faut « accélérer le déploiement du numérique », indépendamment d’une mesure concrète des bénéfices ou d’une qualification des usages
  • • Si le coût est perçu comme très important en regard des bénéfices, il est possible de :
    • ◦ Freiner/refuser l’augmentation de la part du numérique dans ses actions ou politiques ;
    • ◦ Reconfigurer les dispositifs techniques pour en faire des outils d’inclusion/émancipation/…, ce qui nécessite un investissement important et induit un risque non négligeable (car l’expérience a montré que le numérique est par défaut excluant…). C’est l’option défendue par le rapport du CNNum pour développer le « pouvoir d’agir »
    • ◦ …ces deux options n’étant pas incompatibles.
Pour affiner la connaissance de la répartition couts/bénéfices, se développent des méthodes de conception inclusive12, voire de co-conception, dans lesquelles les personnes impactées deviennent actrices du projet.
Pour autant, combien de projets et d’actions portent-elles actuellement cette exigence ? Et surtout, dans combien de cas le porteur du projet a-t-il réellement pris le temps d’identifier les personnes ou groupes impactés ? pris en charge la responsabilité de cette évaluation, plutôt que de confier les adaptations ou remédiations aux structures chargées de la mise en œuvre ?


Démocratie et citoyenneté…

Dans un cadre de service public, il est souvent admis que le numérique peut augmenter la facilité pour des contribuables de décrire leurs besoins (en tant qu’usagers), et de se faire entendre (en tant que citoyens).
C’est une perspective défendue par l’Etat, par exemple :
  • • Pour le premier versant, dans cette communication au titre explicite : « L’État centré usager* ? Oui c’est possible »13
  • • Pour le second, avec le site « participation citoyenne14 » qui recense les concertations organisées par l’Etat, et dont le bandeau affiche une forte ambition, « Participer à la construction des politiques publiques ».

Pourtant, une analyse historique et économique donne un autre éclairage, dans lequel les Etats, ou plus généralement les pouvoirs publics, se servent plutôt de l’outil numérique pour leurs fonctions régaliennes d’aménagement et de gestion, mais aussi beaucoup de sécurité, et s’ils commencent à afficher une opposition aux grandes plateformes numérique, ce n’est pas dans un objectif de défense de la démocratie (Félix Tréguer, « L’utopie déchue. Une autre histoire d’Internet »15). Le risque existe aussi d’une déstabilisation de la démocratie par polarisation, du fait des bulles informationnelles construites pour optimiser les bénéfices des plateformes de monétisation de l’attention (ou « réseaux sociaux »).

Il existe cependant des pistes positives, défendues par des acteurs pour qui le numérique n’est pas nécessairement anti-démocratique, et qui analysent les conditions qui pourraient permettre de favoriser un usage démocratique du numérique, voire de soutenir la démocratie grâce à des outils numériques (ou à l’inverse celles qui le rendent impossible !). Citons par exemple :
  • • La démarche collective « Reset16  » impulsée par la Fing (Fédération Internet Nouvelle Génération, qui a cessé d’exister en mars 2022), qui visait notamment à « imaginer des numériques au service de la qualité démocratique », sous l’égide de l’Institut de la concertation et de la participation citoyenne (ICPC), et en partenariat avec une coalition d’acteurs divers (civic tech, chercheurs, consultants en concertation, collectivités territoriales, associations)17
  • • Avec un point de vue politique marqué, la proposition d’Evgeny Morozov « Digital socialism. Reimagining social democracy for the 21st century” qui en appelle à mettre en œuvre une innovation sociale et institutionnelle à la hauteur des innovations techniques18
  • • Un think-tank français transpartisan, Démocratie Ouverte19
  • • Une association qui allie éducation populaire & enjeux numériques, La dérivation20

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