Les conséquences des rénovations urbaines sur la population de Marseille et ses quartiers

Les aspects démographiques et socio-économiques
(fin XXème siècle - début XXIème)



Discipline : Démographie
Sous la codirection de Valérie Golaz
Directrice de recherche HDR, UMR 151 LPED (Aix-Marseille Université/IRD)
Et de Vincent Laperrière
Maître de conférences, UMR 7300 ESPACE (Aix-Marseille Université/CNRS)


CONTEXTUALISATION : LA GENTRIFICATION COMME OBJET DEMOGRAPHIQUE

Dans la littérature scientifique, deux aspects de la question urbaine sont régulièrement mis en relation : l’habitat et la pauvreté. Plus précisément, un lien de cause à effet est par moment évoqué entre la question du logement et la crise (ou du moins le mal-être) sociale (Dorier, Dario, 2020). Ce lien ressort lorsque les logements, voire des quartiers entiers sont soumis à des opérations de rénovations dont l’objectif affiché est souvent la lutte contre l’insalubrité, une meilleure intégration au reste de la ville, une diversification sociale. Bien que ce sujet soit intrinsèque à de très nombreuses zones urbaines soumises au vieillissement du bâti de leur centre et à la dégradation de certaines banlieues, Marseille s’avère être un terrain particulièrement riche pour conduire une étude de cas. En effet, depuis de nombreuses années, la ville s’étend, se développe, et surtout mute au fil de grands chantiers de rénovation ou réhabilitation, sans pour autant parvenir à résoudre les problèmes sociaux présents (Sommier, Fillieule, 2018).


Les enjeux sociaux qui découlent de ces opérations de rénovation urbaine sont particulièrement importants. Le processus de déplacement de population que ces projets induisent, tout particulièrement s’il n’est pas (ou est mal) géré par les instances publiques de la ville, peut devenir la cause de graves problèmes sociaux liés à la multiplication de situations de mal logement, mais également causer des problèmes d’hygiène et de santé physique ou mentale pour les individus concernés (Malka, 2003).


Plus précisément, dans le cas où ces opérations ont vocation, volontairement ou involontairement, à impulser une gentrification d’un quartier de centre-ville, d’autres enjeux sont à prendre en considération : notamment, une reconfiguration des liens sociaux et culturels à l’intérieur de ce quartier mais aussi au niveau des quartiers voisins ou plus éloignés. Dans les quartiers rénovés, l’augmentation du coût de la vie, l’installation de commerces moins accessibles sur le plan financier, mais aussi sur le plan culturel, la disparition ou l’éloignement des lieux de sociabilité habituels (les cafés, les boulodromes ou les placettes, les commerces de proximité…), entraînent le développement d’un sentiment d’exclusion et d’acculturation lié à l’accentuation des différences sociales (différences de niveaux de vie, de générations, de pratiques culturelles) entre les anciens et les nouveaux habitants. Les projets de rénovation ou de réhabilitation et les nouvelles aménités qu’ils créent peuvent se traduire, notamment pour des ménages relativement aisés, par de nouvelles opportunités d’implantation en centre-ville ou dans sa périphérie proche. Pour d’autres en revanche, en particulier pour les populations les plus défavorisées, il existe cependant un risque réel de relégation et d’accentuation d’un isolement qui peut être tout aussi bien culturel, social que spatial.


De façon plus générale, à Marseille comme dans les autres villes, cette dynamique sociale et économique en lien avec les projets de rénovations pose la question politique des conditions de relogement des populations concernées par les mobilités résidentielles imposées.


On ne peut que constater que les villes, en France, cherchent à soigner l’image d’une partie de leur centre historique (tout particulièrement les zones les plus visibles, à vocation touristique). L’occupation des centres-villes a connu plusieurs phases à partir de la seconde moitié du XXème siècle. Dans la majorité des grandes villes de France, la population ouvrière très présente dans les années 1960 dans une partie des quartiers anciens des centres-villes a été, suivant les vagues migratoires, progressivement remplacée par différentes populations immigrées à la recherche de logements peu chers situés dans le parc privé (la plupart des étrangers et des personnes en trop grande difficulté financière n’ayant pas accès aux logements sociaux) (Poulichot, 2020). Dans les villes comme Paris, Lyon, Toulouse, Bordeaux, les réhabilitation ou rénovations successives ont déplacé ces populations vers d’autres espaces urbains davantage périphériques entre la fin du XXème siècle et le début du XXIème. La situation marseillaise par rapport à cette tendance générale présente un visage sensiblement différent. Aujourd’hui encore, le centre-ville de Marseille compte parmi les arrondissements les plus pauvres de la ville, voire de France (Brunner et Maurin, 2020).


Il convient alors de s’interroger sur les réelles attentes des transformations urbaines passées ou en cours à Marseille.


Ces programmes de réaménagement urbain initiés par les majorités municipales successives, dont les intentions finales affichées sont de lutter contre la pauvreté du centre et donner un souffle attractif et dynamique à la ville, engendrent-ils une réelle mixité sociale dans les quartiers concernés ou bien entraînent-ils un changement démographique drastique répondant aux aspirations moins affichées d’une gentrification artificielle (Fournier, Mazzella, 2004) et de créer un centre-ville plus classique (concordant mieux avec le modèle français de dynamisation économique et patrimoniale) ?


Parmi ceux-ci se trouve le projet emblématique d’Euroméditerranée « La ville Euroméditerranée » a commencé avec la rénovation de l’intégralité de la rue de la République et d’une zone urbaine qui s’étend du Vieux-Port à la Joliette. L’objectif est clairement annoncé à l’époque. Il s’agit non seulement d’améliorer l’image du centreville de la deuxième ville de France, mais également d’en modifier la démographie (Jourdan, 2008). Or, la gentrification artificielle ne se produirait pas telle qu’escomptée par les acteurs qui ont participé à l’élaboration et à la mise en oeuvre de ce projet (Fournier, Mazzella, 2004 ; Lacoste, Richard, 2008). En effet, la population aisée attendue n’est jamais vraiment arrivée. Car la gentrification peut également et surtout relever d’un processus autonome et inconscient (du moins dans ses conséquences démographiques et économiques) résultant du choix des ménages.


Cependant, dans le cadre des recherches envisagées, ce sont les processus démographiques et socioéconomiques impulsés par les politiques de rénovation urbaine de la ville qui seront étudiés en priorité dans le cadre de cette thèse.


En effet, si de nombreuses études ont déjà été réalisées sur le sujet de la gentrification, la rue de la République faisant partie des objets les plus mentionnés par les chercheurs (Borja, Manry, Galmot, Derain, 2010), la question essentielle du relogement des ménages qui ont été amenés à quitter ces quartiers n’a pas été suffisamment investie par les acteurs politiques, les urbanistes et les chercheurs. Même si les conséquences sociales des réhabilitations en ce qui concerne le relogement sont identifiées, peu de travaux portent véritablement sur le devenir des populations qui vivaient dans ces quartiers avant les rénovations et qui peuvent avoir été reléguées sur le plan de l’habitat (Jourdan, 2008).



PROBLEMATIQUE

Des rénovations de quartiers sont en cours et en projet à Marseille. L’Opération d’Intérêt National Euroméditerranée, déjà très étendu, doit se poursuivre vers les quartiers périphériques les plus pauvres au nord ; on peut également noter les projets de plus ou moins grande ampleur « Quartiers libres » entre la gare Saint-Charles et le quartier paupérisé de Belle-de-Mai ou encore celui de l’îlot Flammarion qui jouxte le palais Longchamp.


On peut alors s'interroger sur les conséquences socio-économique et démographiques de tels processus. Ces projets d’urbanisme aggraveront-ils la paupérisation d’autres quartiers ? Si certains quartiers du centre-ville deviennent inaccessibles aux ménages les plus pauvres, les « quartiers nord » les plus éloignés, selon l’expression consacrée pour désigner les quartiers les plus « populaires » de la ville, deviendront-ils une destination privilégiée pour les habitants délogés ? Certains quartiers du centre, non réhabilités, vont-ils accueillir une partie des populations reléguées, accentuant la densification et la paupérisation de ces espaces urbains ? La ségrégation nord/sud dont Marseille est déjà victime en termes de cohésion sociale va-t-elle s’atténuer ou s’accentuer ? Y a-t-il un risque de voir l’isolement des populations vivant dans les quartiers défavorisés encore augmenter par rapport au reste de la ville ?


La gentrification est un phénomène social complexe qui peut être décrit comme un processus possiblement instable dans le temps. Il sera important de questionner les données au prisme d’une temporalité. Si une première phase de gentrification est observable dans certains quartiers ou certaines résidences, il est envisageable que l’installation de cette nouvelle catégorie de résidents ne soit pas pérenne. La location des logements neufs peut en être l’un des symptômes. On doit s’interroger sur les inscriptions dans le temps du processus de gentrification et considérer ce mécanisme urbain comme dynamique, comme un processus qu’une photographie à un instant T uniquement ne permettrait pas d’appréhender.


Ce projet de thèse de doctorat vise donc à déterminer de quelle manière les mouvements résidentiels de population résultant des rénovations urbaines et de la gentrification du grand centre-ville s’inscrivent spatialement dans les autres quartiers de la ville et impactent leurs caractéristiques démographiques et socio-économiques.



METHODOLOGIE ENVISAGEE

Avant de nous intéresser aux quartiers potentiellement impactés par les mouvements de populations intra-urbains résultant de la rénovation contemporaine de certains secteurs de Marseille, un bilan pluridisciplinaire des recherches en sciences humaines et sociales qui portent sur la population de Marseille (démographie, géographie, sociologie, socio-politique, histoire, anthropologie, urbanisme) sera réalisé afin d’observer la mutation ou la répétition des mécanismes de mobilité résidentielle dans cette ville du pourtour méditerranéen et leurs conséquences sur l’évolution des structures socio-spatiales. Notamment, il sera nécessaire de contextualiser les données démographiques en les reliant à l’histoire récente des flux migratoires (XIXème-XXIème siècles), et de porter attention à la complexité des parcours individuels et collectifs afin d’affiner les catégories généralement étudiées en démographique urbaine.


Afin d’avancer dans l’étude des problématiques démographiques, il sera nécessaire d’identifier précisément les quartiers concernés par la gentrification ces vingt dernières années. Pour cela, les fichiers détails des recensements de l’INSEE peuvent permettre, pour chaque arrondissement et pour chaque année jusqu’en 2018, d’observer la nature des flux résidentiels dans la ville, que l’on pourra associer au taux de nouveaux arrivants qu’il est possible d’obtenir au niveau des IRIS. Cette analyse spatiale aura pour objectif de décrire, par quartier, le processus des mouvements démographiques (les périodes, les politiques et opérations d’urbanisme qui les ont impulsées, les mouvements de population qu’elles ont générées, les acteurs impliqués…). Le but sera de mettre en évidence et de cartographier la complexité des mécanismes démographiques à l’oeuvre. Des indicateurs quantitatifs tels que le revenu médian des quartiers, le taux de chômage, le niveau de diplômes, les catégories socio-professionnelles ou encore les indicateurs d’ancienneté des habitants permettront d’observer ces phénomènes. Pour donner suite à cette première analyse spatiale, et afin d’obtenir une plus grande précision statistique, il est envisagé d’approfondir les analyses sur une sélection des quartiers les plus pertinents pour l’étude.


Ces analyses quantitatives transversales sont nécessaires afin de constater si les inscriptions spatiales du renouvellement urbain à Marseille entraînent des conséquences sur la caractérisation de la population des arrondissements, quartiers, ou IRIS de la ville. Elles présentent cependant des limites.


Afin d’approfondir la compréhension de notre objet, plusieurs compléments de données seront nécessaires, notamment la réalisation d’une analyse longitudinale de trajectoires résidentielles et sociales. Plusieurs méthodes sont envisageables. D’un côté, la réalisation d’entretiens semi-directifs auprès de personnes installées dans les quartiers et résidences préalablement identifiés permettrait de compléter les analyses quantitatives et spatiales par des données qualitatives qui prendraient en compte les situations vécues. Les objectifs de cette enquête ciblée seraient notamment de comprendre les motivations qui ont poussé les ménages à déménager et à s’installer dans leur quartier actuel, d’observer et de prendre en compte précisément les nouvelles conditions de logement, de se pencher sur les perceptions de ces nouveaux résidents concernant la qualité de vie dans leur nouveau quartier. Il s’agirait également de s’intéresser à l’impact des mobilités plus ou moins forcées sur l’accès à la propriété, sur les projets de vie qui pouvaient être envisagés avant le déménagement, ou encore sur les pratiques sociales et sur la sociabilité dans le cadre des activités quotidiennes.


Il pourrait être également pertinent d’utiliser l’échantillon démographique permanent (EDP)3 pour analyser les trajectoires résidentielles et les inégalités spatiales (Le Roux, Bonvalet, Bringé, 2021). Un des intérêts de cette source de données réside dans le suivi d’individus dans le temps à partir des recensements de population de l’INSEE. Cette accumulation d’informations successives apporterait un éclairage longitudinal unique.



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